Droit des marques,Propriété industrielle,Propriété intellectuelle

“L’arrêt BATMAN du TUE – Les œuvres de fiction à l’épreuve du caractère distinctif”

par Emma Guilbault, juriste en propriété intellectuelle et Julien Delucenay, Conseil en Propriété Industrielle, cabinet Ardan

  • TUE, 7 juin 2023 (T-735/21)

Dans son arrêt du  7 juin 2023, le Tribunal de l’Union européenne a eu à se prononcer sur l’enregistrement à titre de marque de ce que Jean-Michel Bruguière appelle une « œuvre-signe », désignant un titre, un personnage ou un nom de personnage fictif (J.-M. Bruguière, « Du droit des marques dans le droit d’auteur », Mél. Georges Bonet, LexisNexis, 2010, p. 87.).

En l’espèce, le signe en cause est le logo bien connu du personnage de Batman :

Le merchandising sur ce type d’œuvre de pop culture incite les sociétés de production et de réalisation à vouloir protéger ces signes au titre du droit des marques.

De nombreuses « œuvres-signes » font ainsi l’objet d’une protection à titre de marque auprès de  l’EUIPO, comme par exemple les signes verbaux CINDERELLA (marque n°005238118), SLEEPING BEAUTY (marque n°005235205), THE LITTLE MERMAID (marque n°000414193) ou encore TINKER BELL (marque n°005150685).

Cette protection s’étend aussi à la représentation de certains personnages :

     

Le logo caractéristique du personnage de Batman, déposé par  DC Comics dès 1996, s’inscrit dans cette lignée.

L’intérêt d’une protection à titre de marque est évident puisqu’elle permet, notamment, de bénéficier d’un droit à titre perpétuel (à condition bien évidemment de renouveler sa marque tous les dix ans).

Néanmoins, l’on peut s’interroger sur le fait de savoir si ces signes seront véritablement perçus par le consommateur comme étant une marque, c’est à dire comme une indication de l’origine commerciale des produits et services en cause.

C’est sur cette question du caractère distinctif de ce type de signe que le TUE a eu ici à se prononcer.

Faits et procédure :

DC Comics est titulaire d’une marque de l’Union européenne sur le logo Batman, déposée le 1er avril 1996, en classes 9, 14, 16, 21, 24, 25, 28, 30, 32 et 41.

La société italienne Commerciale Italiana Srl demande en 2019 sa nullité s’agissant des classes 25 et 28, en invoquant son absence de caractère distinctif et son caractère descriptif (article 59 §1 a) lu conjointement avec l’article 7 §1 b) et c) RMUE).

La demande en nullité est rejetée par la division d’annulation de l’EUIPO, puis par la chambre de recours. L’affaire est ensuite portée devant le TUE.

Arguments des requérants :

Les requérants soutiennent principalement que :

  • La marque contestée est dépourvue de caractère distinctif dans la mesure où elle ne sera pas perçue par le public pertinent comme une indication de l’origine des produits en cause, mais comme un symbole faisant référence au personnage de Batman et comme un élément ornemental desdits produits.
  • La marque contestée ne saurait bénéficier de la protection conférée par une marque étant donné que le logo de Batman est une œuvre littéraire et artistique, dont la protection devrait être assurée par des droits d’auteur.

Décision du Tribunal :

Dans son arrêt, le Tribunal rejette le recours et confirme la validité de la marque. Il décide notamment que :

  • « la seule circonstance que les consommateurs associent la marque contestée à un personnage de fiction, à savoir Batman, ne permet pas, à elle seule, d’exclure que cette marque puisse également indiquer l’origine des produits en cause » (§32) ;
  • « les preuves présentées par les requérants ne suffisent pas à démontrer que le public pertinent n’associait pas le personnage de Batman à l’intervenante à la date du dépôt de la demande d’enregistrement de la marque contestée ou qu’à cette date, celle-ci était associée à une autre origine commerciale » (§42) ;
  • « l’argument des requérants selon lequel la marque contestée ne saurait bénéficier de la protection conférée par une marque étant donné que le logo de Batman est une œuvre littéraire et artistique dont la protection devrait être assurée par des droits d’auteur, ne saurait prospérer, dans la mesure où l’existence de la protection des droits d’auteur n’exclut pas que le signe puisse être, en même temps, protégé par le droit des marques » (§44).

 

Commentaire :

S’agissant du cumul possible de protection sur un même signe du droit d’auteur et du droit des marques, nous ne pouvons qu’approuver la décision du Tribunal. Originalité et caractère distinctif sont des notions bien distinctes, mais non exclusives. Un signe peut parfaitement être original, c’est à dire porter l’empreinte de la personnalité de son auteur, tout en étant distinctif, c’est à dire apte à identifier l’origine commerciale des produits et services désignés, et à les distinguer de ceux d’autres entreprises.

Sur l’appréciation du caractère distinctif de la marque, la décision du Tribunal peine en revanche à convaincre totalement et l’argumentation est peut-être un peu rapide. Le signe litigieux est ancré dans la culture populaire et le consommateur le percevra sans doute davantage comme se référant à une œuvre que comme une indication de l’origine commerciale de produits, en l’occurrence des vêtements (classe 25) et des articles de carnaval (classe 28). 

Cet arrêt illustre la difficulté de remettre en cause le caractère distinctif d’une marque ancienne. Afin d’apprécier le caractère distinctif d’une marque, il faut en effet se placer au jour de la demande d’enregistrement, soit ici le 1er avril 1996. Le Tribunal indique à ce titre que « les requérants ne produisent aucun élément de preuve fournissant une information sur la connaissance et la perception de la marque contestée par le public pertinent à la date de la demande d’enregistrement de la marque contestée, comme, par exemple, des enquêtes » (§41)

Apporter la preuve que le consommateur de 1996 associait cette marque au personnage de Batman lui-même plutôt qu’à DC Comics, et que ce signe ne remplit à ce titre pasr la fonction d’indication de l’origine des produits contestés, est en pratique très difficile.

L’on peut à ce titre s’interroger sur le sort de cette marque si elle avait été déposée aujourd’hui. La pratique actuelle de l’EUIPO est en effet sévère (parfois trop) sur l’appréciation du caractère distinctif de ce type de signes. Nous pouvons prendre pour exemple le rejet récent de la marque suivante, déposée par Tetris Holding en classes 9 et 41 :

 

 

Dans sa décision du 22/02/2023, l’EUIPO a décidé que ce signe représente un jeu devenu commun sur le marché et que, par conséquent, le consommateur concerné percevra le signe comme une illustration courante d’un jeu vidéo et non comme une indication de l’origine commerciale. 

Un raisonnement similaire pourrait être tenu pour le logo Batman, la difficulté étant que l’appréciation de son caractère distinctif devait ici s’opérer selon la perception du consommateur plus de 20 ans plus tôt.

L’on peut enfin se demander si les requérants auraient eu davantage de succès en initiant contre cette marque une action en déchéance pour défaut d’usage sérieux (article 58, § 1, a) RMUE). En effet, l’on peut douter du fait que ce signe soit toujours réellement utilisé à titre de marque, c’est- à- dire pour garantir l’origine des produits et services visés dans l’enregistrement. 

Néanmoins, la jurisprudence semble néanmoins ici encore favorable aux titulaires de droits, comme l’illustre par exemple un arrêt de la Cour d’appel de Paris ayant refusé de prononcer la déchéance de la marque Goldorak au motif suivant :

« le signe GOLDORAK qui figure sur les jaquettes des vidéocassettes produites, s’il indique le titre générique de la série, a en même temps pour fonction d’identifier à l’intention des consommateurs divers produits mis sur le marché se rapportant à l’univers de la série d’animation connue sous ce nom, tels que les figurines fabriquées à l’image des personnages du film ; que le jugement sera en conséquence infirmé en ce qu’il a prononcé la déchéance des marques déposées par la société Toei Animation » (CA Paris, 24 juin 2009, Goldorak, n° 07/22307 : JurisData n°2009-020749 ; RLDI 2009/51, n° 1674).

Si la protection des œuvres de pop culture par le droit des marques pose ainsi des questions juridiques tenant à la fonction même de la marque, la jurisprudence demeure assez clémente pour les titulaires de droits, qui ont dès lors tout intérêt à protéger ces signes.



 

“L’arrêt BATMAN du TUE, Les œuvres de fiction à l’épreuve du caractère distinctif”, par Emma Guilbault, juriste en propriété intellectuelle et Julien Delucenay, Conseil en Propriété Industrielle, cabinet Ardan



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