L’autonomie procédurale d’une demande reconventionnelle (CJUE, 8 juin 2023, C-654/21)
Par Pava Vrhovac, collaboratrice en Propriété Intellectuelle au sein du cabinet Bird & Bird, et la Commission « Jeunes » de l’AIPPI
L’étendue d’une demande reconventionnelle en droit des marques continue de nourrir la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne. Dans son arrêt du 8 juin 2023 (CJUE, 10e ch., 8 juin 2023, aff. C-654/21, LM c/ KP), la Cour de justice de l’Union européenne a ainsi eu l’occasion de se prononcer – pour la deuxième fois en moins d’un an – sur le caractère autonome d’une demande reconventionnelle en annulation d’une marque de l’UE.
Elle a pu préciser huit mois plut tôt, que le sort d’une demande reconventionnelle ne dépendait pas de celui de l’action en contrefaçon à l’occasion de laquelle elle était introduite, et que celle-ci subsistait même en cas de désistement de la demande principale (CJUE, 5e ch., 13 oct. 2022, aff. C-256/21, Gemeinde Bodman-Ludwigshafen, points 40 et 52).
Si la demande reconventionnelle est indépendante quant à son objet, la CJUE confirme qu’elle l’est également dans sa portée vis-à-vis d’une demande en contrefaçon. Ainsi, explique-t-elle qu’une demande reconventionnelle en nullité d’une marque de l’UE peut porter sur l’ensemble des produits et services pour lesquels cette marque est enregistrée, quand bien même seuls certains produits et services font l’objet de la demande principale en contrefaçon.
- Faits et procédure
Depuis 2018, le demandeur est titulaire d’une marque verbale de l’UE « Multiselect », enregistrée pour des produits et services relevant des classes 9, 41 et 42, comprenant notamment des services de « conseil en matière d’orientation professionnelle, d’information en matière d’éducation ou encore de publication de textes et de mise à disposition de publications électroniques en ligne ».
Ayant découvert que le défendeur commercialisait un manuel destiné aux candidats aux examens de la police sous la marque « Multiselect », le titulaire de la marque introduit une action en contrefaçon devant le tribunal régional de Varsovie.
Dans le cadre de cette procédure, le défendeur présente une demande reconventionnelle en nullité de la marque contestée. Or, – et c’est là toute l’importance de l’affaire – la demande reconventionnelle en nullité portait non seulement sur les produits et services visés par la demande principale en contrefaçon, mais également sur d’autres produits et services.
Le tribunal régional de Varsovie rejette l’action en contrefaçon dans son intégralité, mais s’interroge sur l’étendue de l’examen qu’il devrait effectuer à l’égard de la demande reconventionnelle. L’objet d’une demande reconventionnelle en nullité d’une marque de l’UE est-il limité au cadre défini par la demande principale en contrefaçon ou, au contraire, est-il possible pour un défendeur de solliciter à titre reconventionnel l’annulation de toute la marque ? Tel était, en substance, l’objet de la question préjudicielle posée à la CJUE.
- Décision
Le 8 juin 2023, la CJUE se prononce sans aucune ambiguïté en faveur de l’autonomie de la demande reconventionnelle : « en impliquant l’extension de l’objet du litige et en dépit de ce lien entre le recours principal et la demande reconventionnelle, cette dernière en devient autonome » (point 34).
La demande reconventionnelle – rappelle la CJUE – ne se confond pas avec un simple moyen de défense. Ainsi se réfère-t-elle à son précédent arrêt (C-256/21, 13 octobre 2022) pour expliquer que « bien que présentée dans le cadre d’un procès entamé au moyen d’une autre voie de droit, [la demande reconventionnelle] est une demande distincte et autonome, dont le traitement procédural est indépendant de la demande principale et qui peut, ainsi, être poursuivie même si le demandeur principal en est débouté » (point 32).
Si la demande reconventionnelle est conditionnée par l’introduction d’une action en contrefaçon, il n’en demeure pas moins qu’elle vise à étendre l’objet du litige et à faire reconnaitre une prétention distincte et autonome. La Cour explique ainsi que l’objet de la demande reconventionnelle ne saurait par conséquent être restreint par celui de l’action en contrefaçon dans le cadre de laquelle ladite demande est introduite (point 35).
Le raisonnement de la Cour est motivé par deux arguments principaux.
La CJUE s’appuie tout d’abord sur la compétence partagée de l’EUIPO et des tribunaux nationaux des marques de l’Union européenne (RMUE, articles 58 et 59). En effet, si l’EUIPO a une compétence exclusive en matière d’enregistrement et d’opposition des marques de l’UE, elle rappelle que « tel n’est pas le cas en matière de validité de ces marques » (point 51). Par conséquent, dès lors que toute personne peut présenter à l’EUIPO une demande d’annulation pour l’intégralité des produits et services visés, – et ce sur le fondement d’un des critères de nullité absolus –, la CJUE explique que le principe de l’économie procédurale impose que le défendeur à l’action en contrefaçon bénéficie des mêmes droits (points 36 à 46).
Aussi, la CJUE justifie sa conclusion au regard de l’effet erga omnes dont est assortie l’annulation d’une marque de l’UE, que celle-ci soit prononcée par l’EUIPO ou par une juridiction nationale (point 48).
- Commentaire
Cette décision amènera – aussi bien les demandeurs que les défendeurs – à repenser leur stratégie procédurale. Ainsi, les titulaires de marques devront-ils, avant tout, s’assurer qu’ils sont en mesure de défendre la validité de leur marques – et ce dans leur intégralité –, avant d’initier une éventuelle action en contrefaçon. Quant aux potentiels défendeurs, ils disposeront du choix entre déposer une demande en nullité devant l’EUIPO ou demander la nullité par le biais d’une demande reconventionnelle.
Au-delà de ces effets d’ordre stratégique, on peut également s’interroger sur la conformité de la jurisprudence française à la solution retenue par la Cour. Dès lors que les juges français refusent généralement d’étendre le champ de l’annulation de la marque aux produits et services qui n’ont pas été visés par la demande principale en contrefaçon (par exemple, Cour d’appel de Paris, pôle 5, 17 janvier 2014, n°2012/23688), on peut s’attendre à ce que cet arrêt de la CJUE conduise à une révision de la jurisprudence en matière des marques de l’UE.
Quant aux marques nationales, cela pourrait aboutir à avoir deux régimes différents selon le type de marque invoqué à l’appui d’une demande en contrefaçon. Mutatis mutandis, la solution adoptée pour les marques de l’UE pourrait s’appliquer aux marques nationales dès lors qu’elle se fonde sur le principe d’autonomie procédurale de l’action reconventionnelle et sur la compétence partagée – ici, entre les juges étatiques et les offices nationaux de marque.
Enfin, la solution dégagée par la Cour pourrait également avoir un impact en matière de brevets, car selon une jurisprudence constante, une demande en annulation de revendications de brevet non opposées au titre de la contrefaçon du brevet invoquée est jugée irrecevable, à défaut de lien de connexité suffisant avec les demandes principales (par exemple, TGI Paris, 18 mai 2017, n°14/15459 : PIBD 2018, n°1085, III, p.3) ?
A suivre.
L’autonomie procédurale d’une demande reconventionnelle (CJUE, 8 juin 2023, C-654/21) Par Pava Vrhovac, collaboratrice en Propriété Intellectuelle au sein du cabinet Bird & Bird, et la Commission « Jeunes » de l’AIPPI