Propriété intellectuelle

Protection de l’apparence des AOP : fallait-il en faire tout un fromage ? L’affaire Morbier

Article de Quentin Guyard, étudiant en M2 Droit de l’innovation et propriété industrielle à l’Université Paris-Saclay

Les décisions en matière culinaire sont marginales, on ne peut toutefois pas en dire autant de celles en lien avec les AOP ! L’affaire Morbier en est la parfaite illustration.

Le 18 novembre 2022, la cour d’appel de renvoi de Paris (CA Paris, 18 novembre 2022, RG n° 21/16539) a mis un point final au litige opposant le Syndicat Interprofessionnel de Défense du Fromage Morbier (ci-après le Syndicat) à la Société Fromagère du Livradois SAS (ci-après la Société) relatif à la « reproduction de caractéristiques de la forme ou de l’apparence d’un produit couvert par une dénomination enregistrée ».

Le Morbier a été enregistré à titre d’appellation d’origine protégée en 2002. Les entreprises ne respectant pas le cahier des charges étaient tenues d’arrêter la commercialisation de fromages sous le nom Morbier. La Société qui vendait jusque-là des fromages sous le nom Morbier a bénéficié d’une autorisation de 5 ans pour continuer à l’utiliser, avant de le substituer par Montboissié. Pour autant, l’apparence du fromage n’a pas été modifiée. Parallèlement, le Syndicat a été reconnu organisme de défense pour la protection de ce fromage.

Sentinelle de cette nouvelle appellation, le Syndicat a intenté une action contre la Société pour obtenir « l’interdiction de toute utilisation commerciale directe ou indirecte de la dénomination Morbier ainsi que la raie noire séparant deux parties du fromage » par celle-ci. L’action ayant été rejetée par les juges du fond, le Syndicat a formé un pourvoi. S’interrogeant sur l’interprétation à donner aux articles 13§1 des règlements n°510/2006 et n°1151/2012, la Cour de cassation a posé une question préjudicielle à la CJUE. Cette dernière y a répondu dans un arrêt du 17 décembre 2020. Elle déclare que les articles 13§1 doivent être interprétés comme n’interdisant « pas uniquement l’utilisation par un tiers de la dénomination enregistrée ». L’alinéa d) de l’article permettrait d’interdire « la reproduction de la forme ou de l’apparence caractérisant un produit couvert par une dénomination enregistrée lorsque cette reproduction est susceptible d’amener le consommateur à croire que le produit en cause est couvert par cette dénomination enregistrée ». Pour ce faire, « il y a lieu d’apprécier » si « la reproduction peut induire le consommateur européen, normalement informé et raisonnablement attentif et avisé, en erreur, en tenant compte de tous les facteurs pertinents en l’espèce ». Partant, la Cour de cassation a cassé et annulé l’arrêt.

La cour d’appel n’avait plus qu’à suivre le raisonnement développé par la CJUE. Concrètement, la démarche est la suivante :

Il est d’abord rappelé que l’AOP vise à défendre la dénomination enregistrée et « ne protège pas expressément les caractéristiques » notamment apparentes « du produit » prévu au cahier des charges. L’interdiction porte sur l’évocation de l’appellation par des producteurs non situés dans la zone géographique déterminée et/ou qui ne respectent pas le cahier des charges. Il est inconcevable que tout tiers puisse utiliser ou évoquer la dénomination alors que l’essence de l’AOP est d’identifier « un produit comme étant originaire d’un lieu déterminé » (Art. 5§1 du règlement n°1151/2012 (UE)). Aussi faut-il que le produit fasse preuve de qualités ou caractéristiques « essentiellement ou exclusivement » liées à un territoire, comme le goût, l’odeur ou l’apparence (Point 27 des Conclusions de l’Avocat Général M.Giovanni Pitruzzella). Ainsi « l’AOP et le produit couvert par celle-ci sont intimement liés ». La protection d’une appellation permet de promouvoir des produits issus de « zones défavorisées ou éloignées » et d’affirmer un soutien à « l’économie rurale » (Considérant 1 du règlement n°1151/2012 (UE)). Le législateur européen entend faire de ce patrimoine culinaire une force en octroyant un avantage concurrentiel aux producteurs de la zone. Depuis plusieurs années, on observe un processus de protection extensif et exacerbé au profit des AOP. L’Europe tente d’obtenir une reconnaissance internationale de celles-ci.

C’est dans cette logique que s’inscrit l’arrêt de la CJUE et in fine la décision rendue par la cour d’appel. L’article 13§1 est constitué de quatre alinéas dont les trois premiers renvoient à des agissements déterminés. L’alinéa d) quant à lui recouvre « toute autre pratique susceptible d’induire le consommateur en erreur quant à la véritable origine du produit » qui n’a pas été susmentionnée.  Aucun exemple de pratique n’est donné. Les termes « toute autre pratique » apparaissent comme non limitatifs et octroient littéralement une marge d’appréciation large au juge. Indéniablement, on peut s’interroger à la fois sur les pratiques sanctionnables et les risques d’atteintes à la liberté de concurrence et du commerce. Une première réponse nous est donnée. L’absence de précision permet de dégager une nouvelle pratique prohibée : la reproduction de la forme ou de l’apparence caractéristique d’un produit enregistré comme AOP qui est susceptible d’induire en erreur le consommateur sur l’origine de ce dernier.

Il ne s’agit toutefois pas d’une interdiction absolue. L’interdiction doit être prise avec recul. Pour être constatée, plusieurs conditions cumulatives doivent être remplies :

Le juge doit se référer à « la perception » du « consommateur européen moyen, normalement informé et raisonnablement attentif et avisé ». La perception renvoie à la représentation que se fait le consommateur du produit. L’apparence est essentielle, qu’il s’agisse des couleurs, de formes ou d’ornementations. De la perception découle la notion de « caractéristique de référence particulièrement distinctive ». Le juge doit rechercher si la reprise d’éléments apparents d’un produit peut créer une confusion sur l’origine du produit. L’adverbe « particulièrement » montre que la caractéristique doit être spécifique au produit et donc être singulière. Cette précision est la bienvenue, car elle permet de rappeler que le monopole (ici celui de l’AOP) est l’exception et que la liberté de concurrence est le principe. Ainsi, les éléments visuels d’un produit couvert par une AOP pourront être repris s’ils ne sont pas considérés comme des moyens de différenciation. L’adverbe fixe aussi la limite des reproductions possibles. Si la caractéristique d’un produit AOP est reproduite sur une autre denrée alimentaire mais que le consommateur l’assimile au produit AOP, alors le producteur sera dans l’obligation d’y renoncer, au risque d’induire en erreur le consommateur.

C’est ce que retient la cour d’appel ici. Cette dernière relève que la raie « noire », « cendrée » « centrale [et] figurant au centre du fromage » est une « caractéristique de référence et particulièrement distinctive » du Morbier. Pour ce faire, celle-ci s’est fondée sur des sondages et une étude versés au débat. Les sondages ont permis de montrer qu’à l’échelle européenne une majorité de personnes (Françaises ou non) connaissent la dénomination Morbier. Plus encore, les consommateurs interrogés disent « pour environ la moitié » le reconnaître « grâce à la bande/ligne du milieu ». Le Montboissié dispose lui aussi d’une « ligne centrale horizontale », mais dont « la coloration » est « violette voire rose » et non pas « noire charbon ». La cour de renvoi n’en a pas tenu compte. Pourtant, l’apparence est le cœur même du débat. Un supplément de détail n’aurait pas été de trop. Le violet est-il est assimilable au noir ? L’utilisation par la Société d’une tout autre couleur aurait-elle pu changer la donne ? La réponse reste en suspens.  Toutefois, la cour d’appel nous éclaire sur son cheminement de pensée.

En tant que tel, l’élément esthétique de la raie peut être utilisé par quiconque, car la dénomination ne protège pas en soi les caractéristiques du produit. Elle relève que « nombreux producteurs de fromages » utilisent « cette caractéristique de la raie sombre » à une nuance près. Les « autres produits se distinguent clairement du Morbier par leur forme ou leur texture ». C’est donc l’accumulation d’une forme, d’une couleur et de l’utilisation de cette fameuse raie, qui pousse le juge à considérer que le consommateur peut prendre le Montboissié pour un Morbier.

La cour d’appel relève que le Montboissié s’appelait auparavant Morbier et que le changement de nom est récent. De plus, elle constate que la présentation des fromages est quasiment identique. Bien que l’aspect de leur meule soit différent, les fromages sont le plus souvent présentés en tranche « laissant apparaître une texture de la pâte quasi identique de couleur ivoire avec de petites cavités et une raie centrale de couleur sombre ». Les réseaux de distribution du produit ne sont pas non plus différents. Ce faisceau d’indices montre bien la responsabilité de la Société et le risque de confusion inévitable. La décision ne lui interdit néanmoins pas de fabriquer purement et simplement ses fromages. Elle devra opérer des choix esthétiques. Conserver la raie, les formes et l’apparence est l’assurance d’être assigné de nouveau et condamné pour contrefaçon.

Notons enfin que la décision reprend le terme de distinctif. Or ce terme est une notion clé d’un autre titre de propriété industrielle : la marque. L’emploi d’un tel mot pourrait susciter des incompréhensions, leurs régimes pouvant à certains égards donner lieu à des confusions.

Nous assistons à une montée en puissance des AOP. La CJUE et le juge français s’attaquent désormais à interdire de nouvelles pratiques pouvant conduire à l’évocation des produits par l’apparence (sans empiéter pour le moment sur le terrain des dessins et modèles), mais quelle sera la prochaine étape ? L’évocation de l’AOP par la « flaveur » ? Une telle hypothèse pourrait se confirmer à l’avenir. En effet, l’alinéa d) se révèle être une véritable boîte de Pandore : une fois ouverte elle ne se referme plus !

Protection de l’apparence des AOP : fallait-il en faire tout un fromage ? L’affaire Morbier

Article de Quentin Guyard, étudiant en M2 Droit de l’innovation et propriété industrielle à l’Université Paris-Saclay

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