Qualification d’hébergeur pour les places de marché: la Cour de cassation durcit les critères pour bénéficier de l’exonération de responsabilité
par Pierre TRUSSON, Avocat Counsel au Cabinet JP Karsenty & Associés
Cour de cassation, Chambre commerciale, 13 avril 2023, 21-20.252, Inédit –
Dans un arrêt du 13 avril 2023, la Cour de cassation a écarté la qualification d’hébergeur qui avait été retenue par les juridictions du fond au bénéfice de la place de marché TEEZILY pour retenir celle, moins favorable, d’éditeur.
Dans le contexte du récent arrêt Louboutin rendu par la CJUE le 22 décembre 2022 et de l’entrée en vigueur du Règlement DSA, la Cour de cassation pourrait par cet arrêt s’inscrire dans l’évolution tendant au renforcement de la responsabilité des places de marché.
-
Hébergeur ou éditeur, quelles différences et quelle qualification retenir ?
La loi n°2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique (« LCEN ») est venue transposer en droit français la Directive 2000/31/CE du 8 juin 2000 sur le commerce électronique.
Elle opère une distinction entre les différents acteurs de la communication, parmi lesquelles :
- l’hébergeur, qui fournit essentiellement un service de stockage d’information et ne serait qu’un prestataire technique ; et
- l’éditeur, qui est celui qui crée et édite du contenu à destination du public.
L’intérêt de la qualification est grand puisque les obligations sont différentes selon le rôle qui est reconnu.
Notamment, l’hébergeur connaît un régime de responsabilité atténué puisque :
- Il n’est soumis ni à une obligation générale de surveiller les informations qu’il transmet ou stocke, ni à une obligation générale de rechercher des faits ou des circonstances révélant d’activités illicites.
- Il ne peut voir sa responsabilité engagée concernant le contenu qu’il transmet ou stocke que :
- s’il en a eu connaissance (par exemple par une notification du titulaire de droit) ; et
- s’il ne l’a pas retiré promptement.
A l’inverse, l’éditeur sera lui responsable des contenus qu’il a exploités et pourra être condamné en cas d’atteinte aux droits de propriété intellectuelles des tiers.
En pratique, en présence de produits contrefaisants offerts à la vente sur une place de marché, celle-ci ne pouvait voir sa responsabilité engagée dès lors qu’il n’était pas démontré qu’elle en avait eu connaissance, conduisant les titulaires de droits de propriété intellectuelle à devoir agir à l’encontre des éditeurs pour obtenir des mesures d’interdiction et/ou de retrait ainsi que la réparation de leur préjudice.
-
Hébergeur ou éditeur, quelle qualité retenir en présence d’une place de marché en ligne ?
La question s’est alors fréquemment posée de savoir si les places de marché, telle qu’Amazon, devaient être qualifiées d’hébergeur ou d’éditeur, car si celles-ci offrent effectivement en principe un simple service de « stockage » permettant aux tiers de publier leurs annonces ou produits à vendre, elles proposent également en général des services annexes pour optimiser les ventes (création d’un logo, optimisation de l’annonce, stockage et livraison des produits, etc.), ce qui peut conduire selon les situations à remettre en cause leur rôle de simple « stockeur » de contenu.
Dans un arrêt L’Oréal c./ eBay du 12 juillet 2011, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) est venue énoncer un ensemble de critères permettant de déterminer les cas dans lesquels une place de marché devait être qualifiée d’hébergeur, à l’exclusion d’éditeur.
L’hébergeur doit être un « simple prestataire intermédiaire » et tel n’est pas le cas lorsque « au lieu de se limiter à une fourniture neutre de celui-ci au moyen d’un traitement purement technique et automatique des données fournies par ses clients, il joue un rôle actif de nature à lui confier une connaissance ou un contrôle de ces données ».
La Cour a ainsi considéré que relève de la qualité d’hébergeur la place de marché qui :
- stocke sur son serveur les offres à la vente ;
- fixe les modalités de son service ;
- est rémunérée pour celui-ci ;
- donne des renseignements d’ordre général à ses clients.
En revanche, pourra être retenue la qualité d’éditeur lorsque la place de marché « a prêté une assistance laquelle a notamment consisté à optimiser la présentation des offres à la vente en cause ou à promouvoir ces offres ».
A la suite de cet arrêt, les juridictions du fond ont donc recherché les faits pouvant conduire à retenir que la place de marché avait ou non un rôle actif. En pratique, la qualification d’hébergeur était très souvent retenue par les juridictions du fond au profit des places de marché.
-
Faits et procédure de l’arrêt TEEZILY
La société TEEZILY exploitait une place de marché via son site www.teezily.com permettant à des créateurs de mettre en ligne leurs créations en vue d’une reproduction sur des produits textiles ou des accessoires de leur choix. Les créateurs pouvaient eux-mêmes fixer le prix, la période de l’offre, ainsi que l’objectif de souscription d’acheteurs. Ils avaient également la possibilité d’organiser eux-mêmes la promotion de leur produit.
Soutenant que la société TEEZILY offrait à la vente une large gamme de vêtements et d’accessoires identiques à ceux commercialisés sur sa place de marché et reproduisait les marques SPREADSHIRT, la société SPRD.NET l’a assignée en contrefaçon de droits d’auteur et de marques, d’atteinte au droit sui generis de producteur de bases de données, ainsi qu’en concurrence déloyale.
En défense, la société TEEZILY a invoqué l’exonération de sa responsabilité en sa qualité d’hébergeur au sens de la loi LCEN, avec succès puisque le Tribunal de grande instance de Paris lui reconnaissait cette qualité et, en conséquence, déboutait la société SPRD.NET de l’intégralité de ses demandes.
Dans un arrêt rendu le 21 mai 2021, la Cour d’appel de Paris confirmait à nouveau la qualité de simple hébergeur de la société TEEZILY et rejetait à nouveau toutes les demandes de l’appelant.
Pour retenir la qualité d’hébergeur, la Cour rappelait la motivation de l’arrêt L’Oréal c/ eBay et, notamment, la nécessité de démontrer le rôle actif de la plateforme pour pouvoir être qualifiée d’éditeur.
Elle soulignait qu’«aucun élément ne vient conforter l’allégation de l’appelante selon laquelle la plate-forme teezily.com offre une assistance aux créateurs pour optimiser les ventes » .
Tout d’abord, la Cour a écarté pour des raisons probatoires l’argument de la société SPRD.NET selon lequel une assistance d’optimisation de vente était offerte aux créateurs par la société TEEZILY avec l’existence de rubriques « nos créations originales » et « nos coups de cœur », les captures d’écran fournies dans les écritures de l’appelant étant « de mauvaise qualité sans mention du nom de la société intimée et non datée ».
Ensuite, la Cour a considéré comme ne démontrant pas un rôle actif la fourniture par la société TEEZILY aux créateurs des services suivants :
- le fait de guider le créateur quant à la fixation du prix de son produit, celui-ci gardant toute liberté quant à la fixation du tarif ;
- le support technique pour « créer votre design en un clic » ;
- la publication d’articles concernant des astuces à caractère général par pays pour aider le créateur dans la préparation d’une campagne ;
- la mise à disposition des créateurs d’un service logistique de fabrication et de livraison des produits, avec l’autorisation donnée par le créateur à la société TEEZILY de reproduire son œuvre, et pour l’acheteur les garanties y afférent ;
- la mise en place d’un service de modération sur des contenus signalés par des tiers.
La Cour a donc estimé que « le rôle exercé par la société Teezily est neutre, en ce que son comportement est purement technique, automatique et passif, impliquant l’absence de connaissance ou de contrôle des données qu’elle stocke »
La Cour d’appel s’inscrivait ainsi dans une tendance à voir en l’exploitant de la plateforme un simple hébergeur ne maîtrisant pas le contenu (par ex. CA Paris, 4 avr. 2012, n° 10/00878, eBay qui proposait des outils de classification des contenus ; TGI de Paris, 28 juin 2019, Cdiscount qui proposait un service de logistique).
En l’espèce, une telle appréciation de la Cour d’appel pouvait, à tout le moins, paraître surprenante puisque la société TEEZILY organisait la livraison des produits, mais également leur fabrication, ce qui semble correspondre à un « rôle actif », en ce que cela requiert une connaissance certaine des produits.
C’est la position de la Cour de cassation qui casse et annule l’arrêt.
-
Les services de fabrication et de livraison et la garantie, critères témoignant du rôle actif de la place de marché selon la Cour de cassation
Au visa de la loi LCEN, la Cour de cassation vient rappeler le rôle strictement technique de l’hébergeur, en se référant à l’arrêt L’Oréal c/ eBay.
Elle reprend ensuite les services fournis par la société TEEZILY aux créateurs, dont notamment la fabrication, la livraison et la garantie. Elle en déduit alors que compte tenu de l’existence de ces trois services, il « s’inférait que cette société n’occupait pas une position neutre entre le client vendeur concerné et les acheteurs potentiels mais avait un rôle actif de nature à lui conférer une connaissance ou un contrôle des données relatives à ces offres ».
Il est aisé de comprendre le raisonnement de la Cour de cassation : on conçoit difficilement comment une société fabriquant un produit (ce qui implique a priori l’acte de reproduction de la marque ou de la création de l’auteur) pourrait ne pas avoir connaissance du contenu et n’être qu’un prestataire technique.
On ignore toutefois si c’est le cumul de ces trois services (fabrication, livraison et garantie) qui conduit à retenir le rôle actif ou si la délivrance par la plateforme d’un seul de ces services suffirait à écarter la qualification d’hébergeur. Si tel devrait être le cas pour le service de fabrication, cela est moins certain pour un service de livraison qui n’implique pas de connaître le contenu du produit livré.
Enfin, la Cour de cassation casse également l’arrêt au regard de l’appréciation de la Cour d’appel qui avait écarté l’optimisation des ventes proposée par la société TEEZILY compte tenu de capture d’écrans illisibles dans les conclusions. Il est fréquent en pratique de joindre des captures dans le corps des conclusions à des fins d’illustration, ce qui ne doit pas conduire le juge à se priver d’aller consulter les pièces correspondantes.
C’est ce que vient rappeler à demi-mot la Cour de cassation qui souligne que la Cour d’appel a « dénaturé l’écrit qui lui était soumis » en examinant seulement les conclusions, alors qu’un constat d’huissier était produit en pièce par l’appelant avec des captures d’écran lisibles.
En conclusion, si cet arrêt ne vient pas révolutionner l’appréciation du rôle actif / passif des places de marché, il semble témoigner d’une prise de conscience de la Cour de cassation du rôle accru qu’ont désormais les places de marché dans la commercialisation de produits, à tout le moins certaines d’entre elles. En conséquence, elle invite les juridictions du fond à examiner, de manière détaillée, les services qu’elles délivrent et si ceux-ci révèlent ou non une connaissance du contenu.
Qualification d’hébergeur pour les places de marché: la Cour de cassation durcit les critères pour bénéficier de l’exonération de responsabilité – un article proposé par Pierre TRUSSON, Avocat Counsel au Cabinet JP Karsenty & Associés, et la Commission « Jeunes » de l’AIPPI